[Interview] Téri Feugeas, architecte apporte son regard affûté sur l’enseignement du BIM dans les Ecoles d’Architecture en France

Construire le monde de demain et imaginer de nouveaux espaces de vie, tel est le défi des jeunes architectes d’aujourd’hui !

Nous avons le plaisir de recevoir cette semaine Téri Feugeas, architecte. En tant que sachant, elle vient nous présenter son regard sur l’enseignement du BIM dans les Ecoles d’Architecture.

Bonjour Téri, pourrais-tu te présenter en quelques mots à nos lectrices et lecteurs ?

Je suis architecte DPLG, et j’interviens également depuis une dizaine d’années comme ingénieure Conseil B.I.M. pour des petites et moyennes agences qui veulent basculer sur l’application de cette méthodologie en France comme à l’étranger. Ainsi, je suis partie au Sénégal en 2020 afin de former une équipe d’ingénieurs et d’architectes d’un bureau d’études basé à Dakar sur la méthode B.I.M. et le logiciel Revit.

En parallèle, j’ai alterné tout le long de mon parcours professionnel l’exercice de mon métier en profession libérale avec la réalisation de missions ponctuelles pour des grands groupes tels que Bouygues International, Oger International, entre autres et j’ai assuré la formation sur des logiciels comme AutoCAD, 3ds Max, Revit, Navisworks Manage pour des sociétés agréés Autodesk.

Ma trajectoire comme architecte est assez atypique.

Une première étape professionnelle en Argentine, où j’étais professeur adjoint par concours de la Matière « La Composition Architecturale » (2ème année). Nous avions à l’époque deux cents élèves qui participaient à nos cours. J’ai eu la responsabilité, courant 1986, de participer à l’élaboration d’un nouveau programme d’enseignement, assez innovant pour l’époque en tant que membre du Conseil de la Direction de l’Ecole.

La différence essentielle de la façon dont nous abordions le sujet de la « Conception architecturale ». consistait à rayer définitivement la séparation qui existait depuis toujours entre le dessin dans toutes ses formes et les techniques de construction.

Ainsi, nous travaillions avec la sémantique liée à un programme en particulier et le respect d’un vocabulaire pertinent où le dessin n’était que l’anticipation virtuelle du modèle à construire (La méthode B.I.M. avec le dessin à la main).

En parallèle, j’ai travaillé sur divers programmes, associée à un ingénieur, principalement dans le secteur industriel.

J’ai été invitée, en 1989, par l’Ecole d’Architecture de Saint-Etienne pour donner des conférences sur l’enseignement de l’Architecture en Argentine.

En 1990, je suis arrivée en France avec un contrat de mission pour un effectuer un travail comme architecte chez Dumez France pour l’équipe de Bâtiments et Travaux publics dirigée à l’époque par M. Bardin.

C’est le début de mon parcours de l’application de l’informatique à mon métier. AutoCAD version 11 et l’utilisation d’un applicatif pour la réalisation des ensembles hôteliers avec le système de préfabrication lourd employé à l’époque appelé S.E.S.

La passion de lier l’exercice de mon métier en faisant recours aux derniers outils technologiques ne s’est depuis plus arrêtée.

Courant 2007, j’ai créé un concept de construction en bois, en partenariat avec un constructeur bois, le CSTB et Phottowatt qui a été présenté sur le stand du CSTB lors du salon Batimat.

J’ai réalisé des projets sur des programmes variés pour la commande privée, pour l’essentiel du logement, de l’hôtellerie, mais également dans le secteur public, dans la maîtrise d’œuvre et de la réhabilitation d’immeubles à Paris et en région parisienne.

Actuellement, avec des partenaires industriels, je développe un modèle de « Coworking-Living Smart » qui me tient à cœur.


Dans quelle école enseignes-tu le BIM et l’utilisation de certains outils ?

J’ai été nommée responsable de la formation spécifique des outils informatiques appliqués dans le cadre de la « formation continue pour les architectes » pour le Ministère de la Culture entre 1996 et 1998 sous la direction de M. Courtiau. Pendant cette période, je préparais les élèves qui sortaient de l’école à faire face à l’application du numérique avec la réalisation de projets concrets, mais en utilisant des logiciels tels qu’AutoCAD, AutoCAD Architecture et 3ds Max pour sa présentation.

En 2015, j’ai créé un nouveau module à l’Ecole des Ingénieurs de la Ville de Paris (EIVP) « Les outils numériques » pour l’apprentissage de deux logiciels AutoCAD et Revit et j’ai dirigé des équipes sur des projets tutorés réalisés sur des sujets divers d’intérêt architectural en utilisant pendant toute la phase de conception, ces deux logiciels.

J’ai continué mon travail jusqu’en 2019. Malheureusement, à cause d’un problème d’âge légal accepté dans la fonction publique, je n’ai pu continuer avec cette expérience.

Mais c’est justement ce travail qui m’a ouvert les yeux sur l’urgence de réadapter toute la pédagogie qui définit les contours de chaque matière enseignée pour incorporer les outils numériques d’une façon naturelle et liée durant toute la conception d’un projet.

Comme j’ai continué à assurer des nombreuses formations spécifiques pour des architectes en Centre de Formation et en direct pour des agences d’architecture, j’ai pu constater ce problème de près. La plupart de mes élèves ont reconnu que la formation spécifique dans les écoles restait dans la plupart des cas déficitaire par rapport à ce sujet en particulier.

Pourquoi selon toi la maîtrise de ces nouveaux outils est-elle importante ?

Je dirais qu’elle est indispensable actuellement. Nous étions, il y a vingt ans, un petit réseau en France à être convaincus des avantages des nouvelles technologies appliquées à notre métier.

Une énorme résistance de la plupart de nos confrères et consœurs qui croyaient que tous ces nouveaux outils empêcheraient la « créativité ».

En réalité, je crois que dans la plupart des cas c’était avant tout une façon de ne pas se remettre en cause eux-mêmes et d’accepter ce changement.

A titre d’anecdote, je dis toujours à mes élèves qu’on dessine avant tout « avec le cerveau » et que la main, les logiciels ou nos pieds ne sont pas responsables de nos erreurs. Si nous croyons toujours que l’architecture se trouve dans l’équilibre des trois piliers « Vetustas, Utilitas et Firmitas » de Vitruve, le résultat final ne peut qu’être la validation de ce principe d’harmonie, peu importe les outils intermédiaires utilisés.

Le fait de travailler avec des logiciels comme Revit, où chaque composant ajouté dans nos projets appartient à un vocabulaire précis défini par rapport à un programme déterminé et un système constructif approprié, nous empêche justement de partir sur des solutions trop complexes ou difficilement réalisables.

La bonne application de la méthodologie B.I.M. et les logiciels les plus adaptés sont pour nous des outils d’autocontrôle et rendent nos projets plus fluides et d’une meilleure qualité.

En même temps, l’évolution de ses outils dans tous les domaines, de la conception jusqu’à la réalisation, nous oblige à être toujours au courant des derniers systèmes constructifs afin de pouvoir les anticiper depuis le début de nos interventions et faciliter leur intégration dans nos projets.

Pour aller aux extrêmes, la construction modulaire avec des composants bien séparés en amont jusqu’à la nano-construction modélisée in-situ par des robots

Tu enseignes depuis quelque temps déjà dans les écoles d’architecture. Quelle évolution as-tu constaté sur l’enseignement des nouvelles technologies ?

Je ne peux pas parler en général de toutes les écoles, mais le retour d’expérience que je peux avoir aujourd’hui en donnant des cours à de jeunes diplômés, l’apprentissage reste globalement déficitaire et parfois trop séparé du reste des matières.

C’est la raison pour laquelle quand j’interviens directement dans des agences, je prépare un déroulé de cours qui soit toujours attaché à un programme en particulier.

Par exemple, je propose un sujet spécifique lié à un programme de logements. Sur cette base, ils vont détailler la sémantique liée à ce type de projets, ensuite définir un vocabulaire et la méthodologie B.I.M. la plus adaptée pour chaque étape du projet : APS, APD, DCE, PRO et DOE.

La conception partira avec ce cadre bien défini avec l’utilisation des logiciels les plus adaptés ainsi que les dessins à la main, les croquis ou les maquettes physiques quand elles sont nécessaires.

Personnellement, je pense que dans les Écoles, une façon d’aborder ce sujet dans les premières années de cours, serait de prendre des exemples de projets réalisés et exemplaires dans l’application du B.I.M. et permettre aux étudiants d’effectuer la rétroconception de ces projets. De cette façon, l’apprentissage de chaque logiciel s’effectuerait d’une façon naturelle dans le processus global.

 La rétroconception est une méthode très riche pour les étudiants. 

Le corps enseignant des matières fondamentales sont-ils désormais convaincus de l’importance des nouvelles technologies si l’on compare à il y a quelques années ?

Je crois que le problème n’est pas tellement de ne pas comprendre l’importance de l’application des nouvelles technologies, mais plutôt d’une incapacité de se remettre en cause et de s’ouvrir à des nouvelles propositions.

Dans mon cas, à l’Ecole des Ingénieurs de la Ville de Paris, j’avais proposé, à plusieurs reprises pendant les réunions avec le reste de l’équipe d’enseignants de pouvoir développer un programme plus adapté, mais je n’ai pas trouvé l’écho nécessaire pour y parvenir.

Néanmoins, je crois que le changement apporté par les nouvelles technologies dans la façon de concevoir nos espaces et de les réaliser est tellement significatif que nier son importance ne sera plus possible dans un avenir proche et c’est tant mieux.

·Quelle est ton opinion sur l’arrivée de l’IA dans les nouvelles pratiques et comment doit-on l’intégrer dans l’enseignement ?

Dans l’un de mes posts sur LinkedIn d’il y a quelques mois, j’ai abordé le sujet de l’IA et l’architecture. Je considère que ce sujet a une importance majeure aujourd’hui.

A ce titre, j’ai trouvé très pertinente ton intervention pendant l’événement organisé par le Conseil des Architectes d’Europe le 24 novembre dernier.

« Explorer les défis et les opportunités soulevés par l’intelligence artificielle dans le secteur de l’architecture ».

En synthèse : L’I.A. aide les architectes à exécuter des tâches qui peuvent accélérer et aider les prises de décision. Objectif principal : Créer des bâtiments plus performants et durables. Effectuer des simulations (vent, thermique, sécurité, solidité, acoustique, etc .).

J’ai également la réflexion de Felipe Lodi (Unstudio – Laboratoire de Conception produit à Amsterdam )intéressante. L’I.A n’est pas tellement un outil de conception, plutôt que l’insertion des données technologiques dans les « lieux » que nous concevons, parce que cette technologie est insérée (l’aspect local, familier).

Dans tous les cas, pour moi, l’IA devient un outil indispensable dans les projets d’architecture. Les logiciels dotés de fonctionnalités intelligentes ont en effet la capacité d’analyser plus efficacement les données et peuvent aider les architectes à mettre en œuvre de nouvelles techniques de conception.

Néanmoins, il y a des aspects qui restent plus en pointillés pour une application dès la conception.

L’architecture est singulière, attachée à un lieu, à une culture et à des usages particuliers !

Vouloir faire intervenir les machines et ses algorithmes sur des tâches qui ne sont pas « optimisables » peut devenir un jeu pervers et le résultat un mélange de formes étranges, des paysages hybrides où l’être humain et sa perception directe liée à un espace particulier ont disparu et par conséquent l’architecture aussi.

L’architecte est attaché à la sémantique et elle est toujours particulière, liée à un programme, à un site. Quand il développe sa conception pour un programme particulier, il va imaginer l’espace avec les formes, le système de construction, et l’ergonomie de l’usage comme une unité indissociable, La poésie se trouve dans cette harmonie qui n’est absolument pas liée à l’addition de l’optimisation des formes, des usages et des systèmes de construction.

L’IA appliquée pendant l’étape de conception restera toujours limitée à la réinterprétation des espaces. Elle ne peut que travailler avec le passé et par conséquent jamais elle ne pourra par elle-même « créer ».

Je conseille à ce titre de lire le livre « 2084 » du Pr John Lennox, Professeur de Mathématiques à Oxford.

J’apprécie la définition qu’il donne de l’Intelligence Artificielle : … « L’IA est un système qui regroupe une énorme base de données, un ordinateur puissant et un algorithme qui sélectionne et choisit. Mais le système a besoin de l’intelligence humaine pour le faire ».

Bref, si nous ne posons pas les bonnes questions comme point de départ, avec notre intelligence naturelle, il n’y aura pas de bonnes réponses automatiques à l’arrivée.

Quand je lis des articles publiés par certains spécialistes du Machine Learning sur internet, j’y trouve parfois des dérives dangereuses qui peuvent faire croire au grand public que l’architecture pourra être remplacée par l’IA. Rien de plus faux. « L’émotion, l’empathie, l’attachement à un lieu, à une culture, n’existent qu’au singulier et à un instant précis » l’âme n’est pas optimisable, heureusement …

Les stratégies d’enseignement du numérique et du BIM dans les écoles d’architecture sont-elles selon toi à la hauteur de l’enjeu ?

La réponse est dans la question *

·Que préconiserais-tu de faire ?

J’aimerais qu’en France, nous puissions organiser un vrai débat par rapport à ce sujet avec la participation d’architectes de haut niveau qui utilisent la méthodologie B.I.M. pour la conception et des professeurs des Écoles afin de vérifier la pertinence des programmes par rapport aux compétences nécessaires aujourd’hui pour concevoir nos édifices.

C’est cependant une démarche un peu ambitieuse et peut-être difficile à mettre en place, je le reconnais.

Fais-tu partie d’un collectif d’enseignants qui réfléchit et travaille à l’évolution des pratiques ?

Non, mais s’il existait une opportunité de pouvoir organiser ce type des débats, j’y serai en première ligne, et je crois que je suis loin d’être la seule à le souhaiter !

Comme tu le sais, pour moi l’architecture c’est une passion, et elle restera encore là pour un bon moment.

Quel serait ton rêve pour les générations futures en termes d’utilisation du numérique ?

Mon rêve est que l’architecte puisse redevenir le « chef d’orchestre» qu’il a toujours été.

Mais pour cela, il faut qu’il puisse avoir une parfaite maîtrise de chaque instrument et une connaissance de la composition et de l’harmonie de l’ensemble.

Pour cela, il faudra former les architectes du futur avec une parfaite maîtrise de tous les outils informatiques disponibles et dès la première année d’études.

Beaucoup d’experts sont arrivés dans le domaine, très bien formés par rapport à tous les aspects de « Gestion d’un projet B.I.M. ».

Mais la direction du projet doit rester avant tout sous la responsabilité de quelqu’un qui a une longue expérience du métier derrière lui ou elle.

Y-a-t-il quelque chose de particulier que tu souhaiterais dire à nos lectrices et lecteurs, et notamment les jeunes générations ?

Bien sur ! Si l’architecture a percé des siècles d’histoire aux quatre coins du monde, c’est sans doute parce qu’elle a été le résultat d’un travail de génies architectes qui nous ont précédés et qui ont su chacun avec leur méthode et avec la maîtrise totale des derniers outils proposés à chaque époque pour le faire. Leur objectif a toujours été de nous émouvoir et nous satisfaire, nous proposant des espaces accueillants et respectueux de l’environnement naturel . Tout le reste n’est que le résultat des prouesses techniques pour gérer des apparences des formes originales et complexes, ou le résultat de formules mathématiques qui dessinent des espaces comme des géométries vides de contenu et par conséquent peu durables.

Construire le monde de demain et imaginer les nouveaux espaces de vie, tel est le défi des jeunes architectes d’aujourd’hui !

Téri, merci pour ton regard sur l’évolution de nos métiers. Et bravo pour ton implication !

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